Un soir de Shabbat

En ce vendredi soir, comme presque tous les vendredis soir en réalité, Maman invitait toute la famille à la maison pour Shabbat. Cela n’avait en fait rien de religieux. Shabbat était surtout l’opportunité traditionnelle pour se retrouver tous ensemble, en famille. 

Maman préparait toujours la cuisine et ça sentait drôlement bon. Nous nous étions habitués à ce qu’elle laisse toutefois un petit quelque chose en train de brûler de temps à autre sur la plaque de cuisson pendant qu’elle faisait autre chose. 

Heureusement, il y avait la femme de ménage, Hélène. C’était Une femme très gentille, d’origine ukrainienne, très loyale et dévouée qui passait merveilleusement bien l’aspirateur. 

Je me rappelle que quand j’étais petit, j’adorais les femmes de ménage. J’adorais entendre le bruit des va-et-vient de l’aspirateur, cette machine magnifique à propreté qui m’endormait et m’apaisait profondément.

Pendant ce temps, Papa faisait la sieste après être revenu du boulot. Papa n’aimait pas tellement avoir du monde le soir. Il était plus du genre à préférer les moments calmes et sereins entre nous, en petite comité.

Au fil du temps, il a fini par s’habituer, malgré sa quête de sérénité et de tranquillité. 

On était très nombreux. Il y avait Mamie, d’un dynamisme extraordinaire et d’une énergie débordante, aux antipodes de la tranquillité de Papa. Puis il y avait mes cousins germains, tout aussi énergiques, mes tantes et enfin mes oncles.

Maman n’était pas encore prête que la porte sonnait déjà. Ils sont en avance et c’était justement Mamie. Mamie aimait bien être à l’heure.

Papa a ouvert les yeux. Les cousins étaient là aussi et à peine rentrés, se précipitèrent vers moi pour me dire :

On joue à quoi ?

Mon cousin Dan était assez différent de tous les autres petits garçons que je connaissais. En effet, il était toujours en pleine forme, n’était jamais fatigué, débordait toujours d’énergie et était très doué pour se faire remarquer et attirer l’attention. Dan était déjà précoce et très charismatique pour son âge. Il savait déjà faire ses lacets, prenait sa douche tout seul comme un grand, et c’était déjà un vrai polyglotte. Il parlait le français et l’anglais couramment. Quant à moi, j’apprenais encore l’anglais mais je débordais surtout de créativité.

Mon cousin Sacha, le petit frère de Dan était quant à lui un peu plus réservé mais il restait très capricieux et impulsif. En outre, Dan et Sacha se chamaillèrent ou se disputèrent pour le moindre petit tracas et cela finissait très souvent à la fin par des pleurs, des disputes ou des bruits en tout genre.

En fait, j’étais toujours très content de les voir sauf que je savais déjà à l’avance comment la soirée allait se terminer.

Dan et moi ne manquions pas du tout d’imagination pour jouer et ce fut toujours moi qui proposais les idées. J’avais une imagination vraiment débordante et j’en étais fier.

Etant donné que Sacha était plus petit que nous, bien qu’il voulait jouer, nous le mettions toujours à l’écart de nos projets visionnaires mais pour une fois, il allait pouvoir nous être utile.

–       On va construire un ascenseur ! déclarais-je à mon cousin Dan

– D’accord ! C’est une très bonne idée. De quoi avons-nous besoin ? me dit-il

– Je sais exactement le matériel qu’il nous faut. On aura besoin d’une chaise, du scotch – beaucoup de scotch – et de la ficelle.

– Pourquoi du scotch ?

– Bah, pour faire tenir la chaise à la ficelle quand on la montera au premier étage de la maison, sur le bord de la mezzanine.

– Elle est vraiment géniale ton idée.

Et là, arrivait un moment que j’oubliais toujours d’anticiper et que je n’aimais pas trop. Lorsqu’il s’agissait d’exécuter les tâches, Dan ne se privait pas d’aller fouiller dans les affaires des autres et à tout mettre dans le désordre sans rien ranger après. 

Sacha, voulait également se rendre utile aussi et imita alors son grand frère. Exactement comme lui, il décida de mettre du désordre partout dans la pièce. Sauf qu’il ne savait pas trop ce qu’il fallait chercher.

Les deux frères cherchèrent le matériel en question dans la même chambre, à savoir la chambre de mes parents. 

Dan était tellement absorbé par l’originalité de mon idée qu’il ne regarda même plus devant lui et trébucha sur son petit frère qui cria de toutes ses forces. Sacha adorait crier.

-Mais dégages ! disait Dan à son frère

– C’est toi qui m’est tombé dessus, criait Sacha.

– T’avais qu’à pas être dans mes pattes. Répondis Dan

– Je vais le dire à Maman, conclus Sacha

Gad, le père de Dan, entendant ce qui se passa, monta à l’étage, accompagné de Maman.

  • Dan! Arrête d’embêter ton petit frère, veux-tu ?
  • Ta gueule, dis Dan
  • Dan, on ne parle pas comme ça à son père! 
  • Aaaaaaaaaaaaah ! Cria Maman. Mais qu’est-ce qui s’est passé, ici ? Ilan, viens ici tout de suite !

Pourquoi m’appelait-elle ? Elle su parfaitement que ce n’était pas moi qui avais mis la chambre dans cet état, et pourtant :

  • Je ne veux pas savoir qui a fait ça ! Alors maintenant vous allez me faire le plaisir de rejoindre immédiatement les autres et vous tenir tranquilles!

Maman savait se faire respecter! Mes cousins l’écoutaient. Quand elle avait de l’autorité, elle en avait à revendre. 

En même temps, Dan me déclara en chuchotant :

  • Ilan, je n’ai pas trouvé la ficelle que tu m’as demandée. Quand ce sera le bon moment, je retournerai la chercher si tu veux. 

Mais maman, très perspicace entendait tout et répliqua aussitôt:

  • Une ficelle ? Pour quoi faire ? Maman semblait stupéfaite. Ma tante cherchait Sacha pendant ce temps-là.
  • On voulait construire un ascenseur, Dan et moi, un ascenseur à chaise en plastique qui mène directement au premier étage de la maison. Comme ça, on n’aura plus besoin de monter les escaliers, disais-je fièrement à Maman. 

Maman était dépassée par la situation. Elle se tut pendant quelques secondes puis reprit :

  • Bon, ça suffit ! Descendez immédiatement. Tout le monde vous attend en bas et votre oncle ne va pas tarder à arriver.
  • Oh ça va, c’est bon ! Il n’y a pas mort d’hommes, répondit Dan avec insolence.

Au même moment, le téléphone sonna. Une réaction des plus étranges survint à Mamie.

  • Passes le téléphone, ça doit être ma sœur, il a dû lui arriver quelque chose !

Mais c’est Papa qui décrocha le téléphone en premier., Mamie resta à côté de lui, très attentive à la conversation afin d’identifier l’appelant.

  • Tu veux que je vienne te chercher ? Répondit Papa au téléphone
  • Alors, c’est qui ??? Répliqua Mamie
  • Bon, nous t’attendons alors pour manger, conclut papa… A tout à l’heure. Puis il raccrocha le téléphone tranquillement. Mamie s’impatienta :
  • Alors ???
  • C’est ton fils, Simon.
  • Il lui est arrivé quelque chose ? Pourquoi tu ne m’as pas passé le téléphone ?

Papa ignora la question et répliqua :

  • Il s’est trompé de chemin, il n’a pas pris la bonne route, voilà tout.
  • Bon je vais le rappeler. Tu es sûr que tu lui as donné la bonne adresse ? 
  • Papa, médusé : Oui, l’adresse de chez nous. 

Simon était notre oncle. Quand il venait à la maison, il se trompait toujours de chemin. Par conséquent, c’était lui qui arrivait toujours en dernier. Mais qu’importe, tout le monde l’aimait y compris papa.  Notre oncle était un enfant dans un corps d’adulte. Il adorait nous faire des blagues et à chaque fois nous pleurions de rire quand il se mettait à faire le clown. Mais en attendant, c’était les pleurs et les cris de Sacha qui dominaient dans la maison, après une dispute bien corsée avec sa Maman (ma tante). Je voyais Papa assis sur le sofa à côté de Mamie, il était mal à l’aise car il ne supportait pas les cris et les pleurs de Sacha. Mais il prenait son mal en patience. 

Maman et ma tante finirent par rejoindre Papa et Mamie dans le salon.

  • Il n’est pas encore arrivé, Simon ? Interrogea Maman
  • Il s’est trompé de chemin. Répéta Papa
  • Je trouve cela incroyable qu’il ne sache pas encore où vous habitez. S’il n’est pas sûr où il va, il n’a qu’à téléphoner avant d’emprunter une fausse route ! Déclara Mamie
  • Oh mais tu sais très bien que ça ne changera rien ! Enchaîna ma tante. Étourdi comme il est, qu’il téléphone ou non il se trompera de toute évidence. A chaque fois, c’est la même chose, on s’y attendait.
  • Mais non c’est faux ce que tu dis! Quand il vient chez moi, il ne se trompe pas ! Répliqua Mamie
  • Non mais tu plaisantes, cria Maman. Encore heureux qu’il sache où tu habites, il dort encore chez toi un jour sur deux.
  • C’est faux ! Il ne vient chez moi que lorsqu’il est fatigué. Tu crois que c’est facile pour lui le travail qu’il fait tous les jours ?
  • Maman, la vie n’est facile pour personne.
  • Oui, mais pour lui c’est encore plus dur.
  • Non !
  • Si!
  • Bon ! Clôt Maman

Au même moment, la porte sonna

  • C’est Simon! Enfin il est là, s’exclama Mamie. Claude, (mon père) va lui ouvrir la porte! ordonna Mamie.

Papa obéit et alla aussitôt lui ouvrir la porte. Mauvaise surprise, ce n’était pas Simon, mais notre voisine Nathalie qui appréciait nous dire bonjour à des heures improbables, souvent pour nous demander des services à côté.

  • Ah, mais Nathalie, notre voisine ! Quelle bonne surprise ! s’exclama mon père
  • Salut Claude [mon père]. Tu vas bien ?
  • Je vais très bien, je te remercie. Alors qu’est-ce qu’il te faut ?
  • Je voulais savoir si t’aurais pas de l’huile de noix à me prêter ?
  • Alors, reste-là, je vais tout de suite demander à ma femme si elle en a.

Mon père alla vers la cuisine car ma mère y était déjà pour vérifier la cuisson du plat de ce soir, qui avait malheureusement un peu brûlé. 

  • Chérie, t’aurais de l’huile de noix par hasard, pour Nathalie ?

Nathalie appréciait beaucoup mes parents, à tel point qu’elle ajouta au même moment, de l’autre côté de la pièce:

  • Je rentre dans le salon, parce qu’il fait un peu froid dehors.
  • Vas-y, je t’en prie, Nathalie, répondit Papa. Fais comme chez toi.

Maman appréciait parler de temps à autre avec Nathalie mais il est vrai que lorsqu’elle est débordée, elle n’hésite pas à le montrer clairement; 

  • Bonsoir Nathalie, écoutes, j’ai pas d’huile de noix, je suis débordée alors tu prendras du beurre. 

Papa, dépassé par l’atmosphère un peu trop dynamique à son goût, se replia dans ses pensées en contemplant son verre de vin à moitié plein et cela me faisait rire. En outre, le malaise qu’il ressentait d’être seul avec sa belle-mère s’agrandissait à chaque remarque de Mamie :

  • Dis donc, Claude (mon père)! Depuis que t’es avec ma fille, je te vois boire de plus en plus.
  • Bon ! Il arrive quand Simon ? Parce qu’on a faim. Changeant de sujet. 

A ce moment-là, le ciel sembla l’avoir écouté. La porte sonna aussitôt, c’était Simon..

  • Salut la compagnie ! Diantre, que ça fait plaisir de vous voir tous ensemble, avec toute la famille réunie ! Quoi de plus beau ?

Mamie rétorqua aussitôt :

  • Tu dis ça chaque semaine, arrête un peu tes enfantillages. Dis-moi plutôt pourquoi tu arrives aussi tard ?
  • Tout est de ma faute, je sais. Je vous ai fait perdre du temps pour rien, vous devez avoir faim. Je suis vraiment désolé. 

A cet instant, ce fut le déluge familial. Tout le monde se précipita vers Simon pour lui dire bonjour. Nous étions si excités de voir notre oncle. Mon père était aussi content de le voir. Quant à la voisine, Nathalie, qui était encore dans la maison, elle s’en alla avec un “au revoir” discret et partit avec la barquette de beurre. 

    Quelques instants plus tard, nous nous mettions enfin tous à table et Simon se porta volontaire pour faire la prière du vendredi soir, le Kiddoush. 

Simon prit à peine le verre de vin que Papa s’inquiéta déjà du tour qu’il va faire. Il prit une grande inspiration et récita la prière telle un chant d’opéra à la « Pavarotti ». Mamie éclata de rire et nous aussi. 

Maman et Papa le regardèrent avec désarroi. Après le vin, vint le pain. Le Simon « Pavarotti » continua sa prière. Il déposa le pain très délicatement sur l’assiette et y découpa des toutes petites tranches qu’il distribuait dans chacune de nos assiettes comme le voulait la tradition. Nous mangions les toutes petites tranches données par notre oncle. Celui-ci, arracha quant à lui un énorme morceau de pain qu’il engloutit. Nous l’observions. Le pain déforma toute sa bouche. Ben en profita alors, la bouche toute pleine, pour nous souhaiter à tous : « SHABBAT SHALOM ».

    Mamie était en train de hurler de rire. Nous en faisions autant. Ma mère lui déclara :

–  Ce n’est pas croyable ! Tu ne peux pas faire une prière simple et conviviale, pour une fois ?

            –   Pourtant, j’ai trouvé que c’était simple et conviviale ! Répondit Simon tout en postillonnant les miettes de pain qui débordaient de sa bouche.

            –   T’es vraiment bête, Simon ! Puis Maman se dirigea vers la cuisine, Mamie la suivit.

      J’étais assis à côté de Simon qui n’avait toujours pas terminé son pain. Il se tourna vers moi et, toujours avec le surplus de miettes collées à sa bouche me déclara :

            –   T’es vraiment bête, Simon, t’es vraiment bête, Simon. Elle en a de bonnes, elle. Et toi Ilan, dis-moi la vérité, tu as pourtant bien apprécié ma prière – ajoutant sur un ton de la vieille bourgeoisie – n’est-il pas ? En prononçant bien le “P”. 

      Je crois bien qu’il a postillonné sur ma figure toutes les miettes de pains qui lui restaient de la bouche. Je n’en pouvais plus de rigoler à tel point que les côtes me faisaient horriblement mal, mais il ne s’arrêtait jamais de faire le pitre et impossible pour moi d’arrêter de rigoler. Bien entendu, c’était voulu de sa part. Pour preuve, sa déclaration ne fut presque composée que de mots avec les lettres « b », « p », « f » qui étaient des lettres vraiment idéales pour postillonner.

Maman et Mamie ramenèrent les plats. 

Nous pouvions enfin commencer à manger en toute tranquillité… du moins. Si la plaque de cuisine était bien éteinte. 

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